jeudi 18 mars 2010

Simone Veil entre à la vieille dame du Quai Conti


Elue en 2008 à l'Académie française, Simone Veil a été reçue aujourd'hui par Jean d'Ormesson au fauteuil de Pierre Messmer - le numéro treize que Jean Racine occupa dès 1672.

Simone Veil est la sixième femme à entrer à l'Académie française après Marguerite Yourcenar (1980), Jacqueline de Romilly (1988), Hélène Carrère d'Encausse (1990), Florence Delay (2000) et Assia Djebar (2005).


Extrait du discours prononcé ce jour par Simone Veil lors de la séance publique:


"Mesdames, Messieurs,


Depuis que vous m’avez fait le très grand honneur de me convier à frapper à la porte de votre Compagnie, qui s’est ouverte aussitôt, la fierté que j’éprouve ne s’est pas départie de quelque perplexité. En effet, même si l’Académie française, dès sa naissance, a toujours diversifié son annuaire, jusqu’à, pensez donc, s’ouvrir à des femmes, elle demeure à mes yeux le temple de la langue française. Dans ce dernier bastion, elle épouse son temps, sans céder aux dérives de la mode et de la facilité, et, par exemple, n’est-ce pas Madame le Secrétaire perpétuel, sans donner dans le travers qui consiste à faire semblant de croire que la féminisation des mots est un accélérateur de parité. Or, n’ayant moi-même aucune prétention littéraire, tout en considérant que la langue française demeure le pilier majeur de notre identité, je demeure surprise et émerveillée que vous m’ayez conviée à partager votre combat.
À bien y réfléchir, cependant, depuis que vous m’avez invitée à vous rejoindre, moi que ne quitte pas la pensée de ma mère, jour après jour, deux tiers de siècle après sa disparition dans l’enfer de Bergen-Belsen, quelques jours avant la libération du camp, c’est bien celle de mon père, déporté lui aussi et qui a disparu dans les pays Baltes, qui m’accompagne. L’architecte de talent qu’il fut, Grand Prix de Rome, révérait la langue française, et je n’évoque pas sans émotion le souvenir de ces repas de famille où j’avais recours au dictionnaire pour départager nos divergences sur le sens et l’orthographe des mots. Bien entendu, c’est lui qui avait toujours raison. Plus encore que je ne le suis, il serait ébloui que sa fille vienne occuper ici le fauteuil de Racine. Cependant, vous m’avez comblée en me conviant à parcourir l’itinéraire de ce héros de notre temps que fut Pierre Messmer.
J’évoquais à l’instant la naissance de l’Académie. Dans sa monumentale histoire de France, Jules Michelet la raconte ainsi : en 1636, une pièce de théâtre fait un triomphe à Paris. Œuvre d’un jeune avocat de Rouen, un certain Pierre Corneille, elle ne chante pas, comme l’exigeait la tradition de l’époque, les amours contrariées d’un dieu et d’une princesse antiques. La pièce exalte deux sujets que Richelieu a interdits de séjour, l’Espagne et le duel. Le cardinal est vite exaspéré par ceux qui ont pour Rodrigue les yeux de Chimène. Il prend cet engouement pour un affront et, à la cour et à la ville qui le défient, il veut opposer une assemblée du bon goût. Il sollicite ainsi les avis de Boisrobert, Conrart et quelques autres sur la pièce de Corneille. Vient ainsi de naître l’Académie française, c’est-à-dire, nous dit Michelet, une « société qui s’occupât de mots, jamais d’idées, et qui consacrât ses soins à polir notre langue ». Cette société fut-elle fidèle à la vocation que le cardinal de Richelieu lui avait assignée ? S’est-elle limitée aux seuls mots, à l’exclusion des idées ? Notre propos n’est pas d’en débattre. Observons seulement que ce sont des circonstances politiques autant que littéraires qui présidèrent à la création de votre Compagnie.
Au demeurant, si la première Académie est naturellement peuplée d’écrivains et de poètes, d’un historien évidemment, d’un grammairien, de scientifiques, elle s’enrichit aussi d’un militaire, d’un ambassadeur, de parlementaires, autrement dit d’hommes chargés d’administrer et de servir la chose publique. Est-ce parce qu’elle compte dès sa création des membres des parlements de Paris, Bordeaux ou Rennes, ou qu’elle accueillit plus tard de grandes figures de notre histoire parlementaire, tels Édouard Herriot ou Edgar Faure, que l’Académie française emprunte beaucoup à la tradition parlementaire ?
En tout cas, au-delà même de la proximité, sur notre rive gauche de la Seine, du palais Mazarin et du palais Bourbon, l’Académie française est solidement marquée par un compagnonnage entre l’esprit des lettres et l’esprit des lois, qui cheminent en France bras dessus, bras dessous. Il n’est pour se convaincre de leur parenté que d’observer autour de soi quand on est, comme en cet instant, assis sous la Coupole. Vous formez une magnifique assemblée, même si vous préférez à ce mot celui de compagnie, qui vous renvoie au temps du théâtre et des mousquetaires. Vous siégez dans un amphithéâtre, comme il sied aux représentants du peuple, depuis la Révolution, encore que la place de chacun d’entre vous en ces lieux ne soit nullement fonction de ses idées politiques, comme c’est l’usage au Parlement. Au perchoir – mais ce mot a-t-il cours chez vous ? – se tient un président de séance, secrétaire perpétuel ou directeur en exercice. En séance ordinaire ou extraordinaire, des discours sont prononcés, toujours brillants, parfois animés m’a-t-on dit. Bref, on croise ici toute une procédure et un vocabulaire qui me sont familiers, et m’inclinent à penser que je me trouve bel et bien au cœur d’une assemblée, c’est-à-dire dans un lieu où se réunissent des hommes et des femmes qui considèrent que l’avis de plusieurs sera plus riche et mieux motivé que celui d’un seul. Au fil de ma vie, membre du gouvernement, j’ai fréquenté l’Assemblée nationale et le Sénat, puis appartenu au Parlement européen, que j’ai présidé. J’y ai apprécié ces occasions d’échanges, de débats, de controverses, où s’exprime, quand ils se déroulent dans une atmosphère respectueuse, le meilleur de l’esprit humain. Est-ce pour cette raison que je me sens à l’aise parmi vous ? Je vous remercie en tout cas de m’offrir cet enrichissement".

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